[mise en ligne en mai 2004]
Cet article a été publié à Paris en avril 2004 dans le Bulletin de l'INALCO (Institut national des langues et civilisations orientales)
Il n'est pas courant pour un gourou de conseiller aux esprits tourmentés qui se sentent fortement attirés par lui de s'abstenir de le rejoindre, de ne pas faire le voyage, d'abandonner l'idée de tout pèlerinage. Cet indice suffirait à lui seul à montrer en quoi Ramana Maharishi n'est pas un sage comme les autres, que l'on soit ou non allergique à cette forme particulière de la sagesse orientale. D'ailleurs, le doute et le scepticisme n'ont-ils pas également un côté divin ?
Le voyage définitif, c'est la mort réelle au terme de cette grande Odyssée qu'est la vie, quand on ne croit pas en un au-delà. Mais c'est aussi la mort au moins temporaire de la pensée, une aisance et une absence d'angoisse au sein du chaos, qu'il soit pris au sens grec de vide, ou au sens ordinaire de désordre. C'est surtout l'apaisement de celui qui a traîné longtemps sa valise dans les cultures étranges, pour découvrir finalement que son pays, Ithaque, est d'une certaine façon le pays des Zoulous, un antipode trop familier.
L'attrait pour l'exotisme, le très éloigné, est la forme d'une insatisfaction, d'une interrogation ou d'une inquiétude. Quels sont donc les motifs de cette passion pour l'Asie sous ses multiples aspects, pour ces langues autrefois rares, si coriaces, passés les premiers enthousiasmes, ces hiéroglyphes qui seraient constamment restés vivants ; pour ces faces lisses, rentrées, comme involuées, farouchement intériorisées, ces pommettes désertiques d'une humanité d'autant plus envoûtante qu'elle se dérobe à toute prise, étant toute de sous-entendus, de réserves, d' absence violemment tentante ? Ce n'est qu'après bien des années d'errance - et d'erreurs - que l'on arrive enfin à se poser un peu froidement la question.
Après plus de vingt ans sur le terrain en Chine et au Japon, il est curieux d'avouer, d'oser s'avouer que c'est un Indien du sud de Madras qui vous a poussé enfin à poser à vos pieds votre besace, votre sac de voyage avec ce sentiment tranquillisant et salvateur : " M'y voilà ! je suis enfin arrivé." On a cherché bien loin ce qui était tout près ; on aurait dû rester tranquillement chez soi, à tourner en rond dans sa chambre. Car en comparaison de Tokyo, Pékin, Oulan-Bator, New-Delhi est comme Marseille ; le pays Tamoul, une lointaine banlieue.
Contrairement à Shri Aurobindo, plus connu en Occident car éduqué en Angleterre, Ramana Maharishi a fort peu voyagé. S'appelant de son vrai nom Aiyer (Venkataramana), il est né en 1879 près de Madurai, très exactement à Tiruchuli, au sud de Madras et de Pondichéry, pas si loin de cette Auroville où son aîné de huit ans, qui meurt comme lui en 1950, finira par se cloîtrer.
Très tôt il quitte sa famille mais il s'installe dans le même Etat de Tamil-Nadu, à Arunachala, la Colline rouge ("aruna" : rouge "achala" : colline).
Cette colline autrefois boisée et peuplée d'animaux sauvages, est à présent pelée et latéritique. Son apparence est des plus ordinaires, mais sa rougeur est celle du feu de la sagesse. Le temple dit des "mille colonnes" dans la ville voisine est moins anodin. Dans l'une des caves de ce vaste temple, le jeune Ramana Maharishi aurait passé des années, se nourrissant de lait et de fruits. C'est dans cet environnement tropical, à la fois chaud et humide, cette terrible contradiction qui taraude mais aguerrit les esprits comme les corps, qu'il aurait élaboré et vécu ce que l'on peut appeler sa propre philosophie. Peu instruit, ayant peu lu, peu écrit, ce penseur est un extraordinaire Socrate indien. Il nous donne dans ses entretiens la plus fondamentale et la plus traditionnelle des conceptions indiennes du monde. En comparaison de nos idées habituelles, c'est une révolution copernicienne. Un visiteur occidental (on retrouve parmi ceux-ci des n! oms connus, comme Olivier Lacombe, Paul Brunton, Evans-Wentz...), lui déclare : "Savez-vous que vous seriez enfermé dans un asile psychiatrique si vous mettiez en pratique ces idées en Occident ?" Mais il répond : "Ne serait-ce pas l'asile qui serait enfermé dans ma pensée ?" Pour lui, la différence entre Occident et Orient n'existe pas, n'existe plus. Ni donc l'éventuelle supériorité de l'un sur l'autre. Ni par conséquent le besoin de voyager à tout prix de l'un à l'autre, d'hésiter entre eux, d'avoir à comparer et à choisir.
Il existe aux Indes, mais c'est sans doute un procédé de tous les lieux et de tous les temps, un rite de circonvolution (pradakshina) qui consiste à tourner autour de l'objet adoré ou désiré, pour le posséder, s'y intégrer, l'incorporer, s'y dissoudre. C'est ainsi qu'en tournant autour d'Arunachala, la petite Colline rouge, symbole de Shiva, tous les voyages sont mimés et accomplis. Un esprit sceptique pourrait dire que Ramana Maharishi, qui n'est jamais sorti des Indes, n'était qu'un formidable paranoïaque tournant autour de son clocher et que sa vision du monde est démente. Mais il faut y regarder de plus près.
Avec lui, nous sommes en présence, et c'est une image qui éclaire en passant tout le taoïsme chinois, d'un gyroscope tournant sur sa pointe à une vitesse extraordinaire et qui, de ce fait même, apparaît immobile.
Qui ouvre un beau jour le livre de ses conversations, consignées par un disciple entre les années 1935 et 1939, parues dans la collection Spiritualités vivantes de Albin Michel, et traduites de l'anglais par ce grand passeur du continent eurasiatique, Jean Herbert, pourrait avoir la surprise de ne plus jamais quitter ce livre, revenant sans cesse à la première page après avoir refermé la dernière - autre manière de tourner en rond. Une Bible indienne pour livre de chevet.
Les interlocuteurs du Sage sont d'une variété peu communes : il y a parmi eux des enfants et des chenapans ; des érudits indiens et des hommes de science étrangers ; des femmes qui tiennent leur bébé mort dans leurs bras, des maris qui viennent de perdre leur femme ; des vieillards qui vont mourir ; des fous, des malades ; de riches commerçants, de pauvres gens ; des musulmans, des hindouistes ou des chrétiens ; des policiers, des fonctionnaires qui viennent enquêter ; sans oublier les gens ordinaires.
Infiniment variées sont les questions ; infiniment diverses sont les réponses. Il est ainsi possible, dans ces longs dialogues d'accouchement socratique, de déceler à la longue le principe immobile qui permet à la toupie de rester droite, tranquille, à travers toutes les nuances et les légères inclinaisons d'un esprit à la fois ferme et flexible qui s'adapte infatigablement à cet autre esprit en train de chercher et de questionner face à lui.
Evidemment, la matière n'est pas toujours aisée et le livre peut rebuter. Peu instruit en apparence, mais capable d'écrire dans plusieurs des scripts de l'Inde, Ramana Maharishi connaît par ouï dire et par une longue fréquentation vivante tous les concepts, les arcanes de la tradition la plus abstraite. Certes, en tous domaines, les conseils abondent : manger peu et de la nourriture légère, portant à la spiritualité (sattvique), si possible végétarienne ; ou bien, la meilleure des postures du yoga est la posture aisée, naturelle, le repos de l'esprit en lui-même. Mais son yoga privilégié est le plus difficile et le plus royal qui soit : celui de la connaissance, de la discrimination de l'esprit (âtman-vichâra : la méthode de la recherche de ce que l'on peut traduire par le Soi, ou l'Ame : Atman). Quand il nous dit que certains érudits, certains pandits ne peuvent calmer leur mental qu'en continuant à pratiquer le Hatha-yoga, le plus physique de tous, on devine une légère ironie. Tout yoga contient les autres, aucune voie n'exclut une autre voie. Pourtant, sa méthode est plus philosophique que pratique. Ce n'est pas le yoga qui consiste simplement à bien faire son métier, à être ce qu'on est (karma yoga), ni celui qui soulage son amour de l'indicible par l'adoration, le chant et la danse (bhakti yoga, nada yoga). Ou plus précisément, elle est cette pratique philosophique consistant à tout éliminer de ce qui n'est pas soi, en particulier le corps et le mental pour expérimenter ce qui reste. Il répéte plus d'une fois qu'il n'y a rien à découvrir de nouveau, car seul ce qui est déjà là peut être le facteur constant qui est l'objet véritable de la recherche.
L'écrit unique qui pourrait ressembler à un très court traité de Ramana Maharishi s'appelle : "Qui suis-je ?" Il est rédigé dans cette langue tamoule dont les lettres sont si voluptueusement rondes, féminines, semblant tourner autour d'elle-même, comme les circonvolutions d'un cerveau, les méandres d'un intestin.
Là encore, nous sommes en terrain socratique. Il s'agit de se connaître soi-même avant toute chose, avant de connaître le monde, mais pour saisir celui-ci aussi, c'est-à-dire le lien entre ce que nous sommes intérieurement et ce que nous sommes extérieurement. Vaste programme. Et c'est pourquoi le "Court traité" du sage, pour reprendre le titre d'un écrit de jeunesse de Spinoza, ne vaut pas ces quatre cents pages de conversations, que Spinoza, s'il en a tenues, hélas ! ne nous a pas laissées.
Parmi les passages les plus éclairants, figure celui-ci.
Notre image du monde est en général la suivante : nous croyons nous situer, en tant qu'individu séparé, indépendant, en face d'un paysage que nous regardons et ce vaste panorama qui se déroule devant nous, que nous appelons le monde, les choses, les autres, est conçu comme distinct de nous. Au-delà, nous imaginons que se trouve éventuellement Dieu, au singulier ou au pluriel, pour le moins des valeurs, des lois morales ou scientifiques expliquant tout, principes cachés, invisibles ou difficiles d'atteinte.
A un niveau profond, ce bel étagement en trois plans - trois décors de théâtre -, est selon la philosophie indienne, complètement faux et illusoire. Notre raison ou nos activités pratiques ont le plus souvent besoin de cette architecture de base, mais elle n'est conforme à la réalité que dans les limites de la raison ordinaire. Elle n'existe que dans la mesure où nos yeux, notre cerveau, produits du reste eux-mêmes d'un stade donné d'évolution de la matière vivante, ont besoin de ces repères élémentaires, auraient peine à fonctionner selon les usages du sens commun, sans ces étais rassurants.
Au-delà commence la véritable philosophie, la véritable science. Le but de Ramana Maharishi n'est pas d'exposer dans tous ses détails cette réalité ultime en la dévoilant, l'exhibant à l'extérieur de nous-mêmes, ce n'est sans doute pas possible, ce serait véritablement rentrer dans les plans de ce que l'on nomme Dieu - mot englobant et commode. Il suffit de prendre conscience de la présence et du fonctionnement de cette réalité de l'intérieur. Qui es-tu ? Tu es cela qui te dépasse, mais qui aussi te traverse, te transperce. Tu es Brahman, tu existes en Brahman qui est la présence d'Atman en toi, l'âme, le Soi, partie la plus subtile, légère, introvertie, la plus spirituelle et la plus cérébrale de toi-même, ce que Leibnitz nommait "le miroir concentrique de l'univers". Et tu l'es déjà avant même que tu le saches, que tu en prennes conscience, avant que tu sois né en un sens, car avant tout, tu n'es pas seulement ta propre chair. Qui et où étais-tu avant d'être né ?
Cet enseignement agit comme une psychanalyse, comme une médecine de l'âme et du corps, ou plutôt de ces cinq "enveloppes" ( kosha) qui dans l'Inde complexifie les schémas scholastiques et cartésiens, non sans nous rappeler les notions grecques des "phrenes" liés au souffle et aux poumons, et du "thumos" associé à la tête, pour ne pas parler ici de la Chine (le couple de "hun", l'esprit-brume qui monte et s'envole, et de "po" l'âme blanche qui rejoint la terre). Le grand moi et le petit moi sont à la fois liés, associés et confondus.
Narcissismes collectifs prenant la relève de l'égotisme, le moi social ou le moi national - le gros animal de Platon qui frappait tant Simone Weil - pire encore peut-être, le moi ethnique, moteur sombre du clash des civilisations, s'ils ne peuvent être niés, peuvent toutefois être dépassés. Nous ne sommes pas uniquement enfermés dans la petite parcelle de notre ! corps ; ni dans notre intelligence ; ni dans tout ce qui constitue notre ego ; et notre petite identité en cache une immense.
Ramana Maharishi tente de nous hisser au-delà de l'opposition "intérieur de notre corps-extérieur de notre corps". Sortir de son corps, même si peu que ce soit, est au début effrayant, mais à ce vertige, le yoga permet de s'habituer. S'il existe une objectivité absolue, elle se situe sur ce terrain où les certitudes ordinaires chancellent, où la contradiction sujet-objet n'est qu'une étape sur le sentier, car la nature, plus rusée et tortueuse que ne le sera jamais notre intelligence, se joue de toutes les apories où l'esprit l'humain s'empêtre.
A plusieurs reprises, Ramana Maharishi explique qu'un voyageur qui s'assoit dans un train se déplace sans bouger. Le train roule à vive allure, le corps reste immobile et il est certes préférable de placer ses bagages dans le filet réservé à cet effet, plutôt que de les tenir à la main. Qui a voyagé ? Ces paradoxes peuvent sembler déments, mais on peut sérieusement se demander si la plus haute physique théorique ne se situe pas précisément à la hauteur de cette démence.
La mort et la folie sont les deux vipères rouges que le quêteur ne doit plus craindre. La folie contrôlée, raisonnée, n'est-ce pas du reste une technique traditionnelle de tous les Orients, proches ou lointains, et qui nous préserve des folies raisonnantes ou raisonneuses, des logiques trop cohérentes et empoisonnées, non totalement absentes de nos climats doux et sereins, de nos bréviaires méditerranéens.
L'un des Leitmotiv du sage est une interrogation sur le sommeil. Le bonheur du coucher n'est pas une totale inconscience et ce reste d'existence constitue le substrat qu'il faut retrouver dans la veille. Plus près de nous, La Bruyère ne voyait-il pas dans la vie ordinaire "un rêve bien lié" ? Au-delà de l'éveil tapi dans le sommeil, au-delà de la somnolence qui trop souvent alourdit notre existence quotidienne, au travers des rêves diurnes et nocturnes, se dissimule la trame, transparaît la toile de fond sous-jacente à toutes les peintures : le vrai réveil de "Turiya". Ce "quatrième état" est la quadrature du cercle, le tissu difficilement visible au sein de la symphonie. Sommeil éveillé, éveil assoupi, réel onirique ou somnambulique, n'est-ce pas le mystère des yeux mi-clos, ni complètement ouverts ni complètement fermés, qui caractérise une Asie où les visages exp! riment infiniment plus qu'ils n'en ont l'air, sans exagérément et grossièrement bondir hors d'eux-mêmes ? Le dessous conditionne le dehors ; plus grande est l'intériorité, plus grande est l'extériorisation, deux faces d'une même monnaie ; et à l'infini de l'extérieur répond l'infini du dedans.
Si l'Orient et l'Occident sont les deux hémisphères, les deux hémistiches du monde, le cerveau de la planète est leur somme, l'alexandrin entier. Que l'on soit tenté par le voyage intérieur ou le voyage extérieur, il faut à un certain moment unir l'un à l'autre.
Un autre thème récurrent de Ramana Maharishi est l'inexistence du mental. Si l'on cherche à le saisir par lui-même, capture qui est peut-être le défi fou de la philosophie occidentale - élucider le mental par mental - on s'aperçoit qu'il n'existe pas, qu'il se dérobe, s'esquive, fuit sans cesse la prise, tel un voleur criant "au voleur !" La cessation de la pensée, sorte de version bénéfique du lavage du cerveau comme opération positive, entièrement volontaire, fait remonter aux sources intérieures de l'énergie pensante, passage du cerveau au coeur qui rappelle le message du proverbe d'origine juive : "L'homme pense et Dieu rit". Mais, quelque jour, ne fût- ce qu'un court moment, l'homme arrive de lui-même à rire, s'approchant autant que possible de Dieu, même s'il continue encore de temps en temps à penser. L'intelligence arrive au port en se coulant, se gliss! ant, s'évanouissant dans le coeur. Le degré d'équilibre entre le travail du cerveau et celui de l'émotion est la mesure de la valeur de l'homme.
Le thème du silence (mauna) est central dans le livre, ce silence qu'il est si difficile de préserver en pays latin où le mysticisme oriental n'opère pas, ne fonctionne pas, ne marche pas, de même d'ailleurs qu' aux Indes elles-mêmes, où l'on vient vous toucher, vous tarabuster, vous tirer par la manche, quand vous vous acharnez, pour avoir la paix, à feindre d'être muet (Lanza del Vasto s'en plaint dans ses carnets sur Vinoba). Sur ce point, s'il est une terre de grands silenciaires, c'est au Japon qu'il faut aller la chercher, la goûter, en respirer le parfum, y compris sous ses aspects irritants et pervers. Mais le silence est la force immense qui entretient et cultive ces états latents du réel que l'éloquence gaspille en un court et superficiel instant. C'est une discipline qui aiguise les sens, réveille des lobes endormis du cerveau, affute notre appareil de perception et de réception. C'est la réponse ulti! me aux bruits variés et assourdissants du monde, musique muette des sphères qui a toujours raison parce qu'elle est au-delà de toutes les raisons, plus exigeante qu'elles en dépit des apparences.
Amantes de Krishna, les gopis, qu'elles bavardent ou non, sont des laitières si concentrées qu'elles ne laissent jamais tomber la cruche en équilibre sur leur tête, à la différence de la Perrette de notre La Fontaine.
Ramana Maharishi, gourou paradoxal et atypique, anti-gourou, conseille de ne pas se rendre à son ashram. La destination du voyage est là déjà, en nous, autour de nous, tout près de nous. Souvent l'on passe et repasse devant la porte que l'on cherche. Cervantès nous le dit : "une porte se referme, une autre s'ouvre". Et au soleil de midi, Sancho Pança se roule dans l'herbe en riant devant son maître.