Fin de l'Histoire ou
recommencement de l'Histoire
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La distinction entre Orient proche ou moyen et Orient extrême, ou encore Asie mineure et Asie majeure, me semble d'une importance capitale et va nous surprendre tôt ou tard au cours du siècle qui commence.
Des milliards d'hommes, dont la présence dans nos journaux, dans l'information quotidienne, est encore infime, ont une façon de se nourrir, de se comporter, de vivre, d'exister , d'être humains (ou éventuellement inhumains) profondément différente, et parfois entièrement incompatible avec la nôtre.
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Escale à Ulan-Bator, capitale de la Mongolie. copyright AR Coulon
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L'hypothèse optimiste, et à mon avis presque certainement fausse, est que ces populations s'occidentalisent, c'est-à-dire vont nous ressembler de plus en plus au fur et à mesure qu'elles assimilent, non seulement nos sciences et nos techniques, mais, par voie de conséquence, nos modes de gouvernement, nos moeurs et nos coutumes, ce qui implique de notre part l'idée sous-jacente que la philosophie, ou les façons de vivre, de penser, d'être humain en général, de ces populations sont en définitive plus faibles, plus malléables, ou inférieures aux nôtres.
A titre d'exemple : les communautés chinoises ou japonaises qui vivent près de nous, ne pouvant subsister d'une manière globale en l'absence de leurs propres modes d'alimentation et manières de table, sont obligées de bâtir, par un travail considérable et acharné, de véritables bases d'autonomie alimentaire (en fait de survivance dans un milieu largement considéré comme hostile sur un simple plan matériel), en circuit quasi fermé, sans que le "touriste", l'amateur d'exotisme ou d'ethnicisme, réalise toujours que les particularités et différences dont il s'amuse, qui lui plaisent ou déplaisent, sont en réalité les signes et symboles d'une culture ayant sa propre cohérence à tous les étages : de la cuisine aux niveaux les plus inconscients ou ésotériques des religions et de la psyché individuelle ou collective.
De plus, il se trouve que ce que l'on repère comme la "politesse" ou le "raffinement" ou encore, sur un autre registre, "l'effacement" ou "l'inhibition" de l'Extrême-Orient, contribuent à dissimuler une différence passablement radicale. C'est-à-dire que là où l'Asie mineure clame et revendique clairement sa différence, en se coupant directement de l'Occident sans songer à rivaliser avec lui sur son propre terrain, l'Asie majeure, douce et stylée, se comporte de la façon suivante : "Nous pouvons faire, à titre d'exception, tout ce que vous faites vous-mêmes et en plus une infinité de choses que vous ne pourrez, quant à vous, jamais faire."
Devant ce potentiel de confrontations et conflits multiples, dont les racines sont dans la géographie, les climats, la biologie, la psychiatrie, l'histoire, les rares spécialistes valables des cultures comparées, de la médecine aux religions et philosophies, se trouvent à notre époque face à un énorme travail dont l'urgence ne saurait être sous-estimée - seule façon de désamorcer ou peut-être d'amenuiser, dans la mesure du possible, toute une série de catastrophes politiques, sociales ou autres. Catastrophes qui très probablement vont faire que, loin que l'Histoire soit finie comme on a pu le dire et très curieusement s'en féliciter chez les gens instruits avec de grands soupirs d'aise, tout au contraire, et en particulier en Extrême-Orient, l'Histoire commence (ou plutôt recommence)."
(1) Alain R Coulon est également l'auteur de quatre romans philosophiques (écrits entièrement au Japon), d'une pièce de théâtre, drame prémonitoire conçu à Tokyo, deux ans avant la tragédie du Koursk de l'été 2000, "Le sous-marin en flamme" où le personnage du Diable symbolise l'atome, et de plusieurs nouvelles, ainsi que de plusieurs centaines de pages de Carnets de voyage (Carnets japonais, chinois et parisiens).
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Temple du ciel à Pékin. copyright AR Coulon
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L'OEIL DE L'EXIL
texte mis en ligne en avril 2002
A notre âge de tourisme généralisé et intensif dont, mode partout visible, le sac à dos est un symbole (comme si le citadin moyen était devenu une sorte d'explorateur à plein temps, un petit frère du grand cosmonaute), il n'est pas inutile de prendre conscience d'un fait fort désagréable pour la majorité des voyageurs : le vrai dépaysement, seul l'exilé, le réfugié, ou celui qui, appartenant à une minorité ethnique, subit des années durant les chocs de la confrontation de cultures, de comportements, de goûts gastronomiques tout à fait incompatibles, peut l'éprouver véritablement.
S'il est une exception, c'est peut-être uniquement celle du Poète qui éprouve de naissance, à la Rimbaud, le vertige et la douleur d'une désorientation totale, ou bien encore du malade physique ou mental qui s'approche tout près du délire et de la mort. Ni le touriste ordinaire, qui retourne sagement chez lui juste avant l'apparition des phénomènes pénibles - hallucinations ou indigestions - ni même l'expatrié du commerce et de l'industrie ou, a fortiori, le diplomate qui vit en territoires protégés, soit du fait d'une extraterritorialité directe soit grâce à l'argent, ne peuvent faire d'une façon aussi profonde ce type d'expérience.
En Chine comme en Grèce, il a été souvent dit que l'exil était une punition pire que la mort. A cette dure école, les populations qui se meuvent dans un entre-deux des frontières sont comme l'émergence d' une nouvelle espèce humaine, sans doute en voie d'accroissement mais encore très rare.
Les gouvernements se bornent sagement à envoyer deux ans à l'étranger des étudiants boursiers qui, en général, reviennent avec un idéalisme intact. Le personnel des ambassades et les hommes d'affaires reçoivent prudemment une nouvelle affectation après cinq ou six ans. Mais vingt ans en terre étrangère est un destin d'un autre ordre, réservé aux risque-tout, aux aventuriers, aux explorateurs, ou aux ethnologues de métier qui demeurent honnêtes. A cela s'ajoute la disproportion des étrangetés elles-mêmes. Atterrir à New Delhi ou à Moscou après un très long séjour à Tokyo ou à Pékin, c'est se retrouver, pour un Européen, quasiment chez soi. A l'inverse, les spécialistes qui, pour préserver jalousement leur domaine, exagèrent les différences, évidentes en un sens, entre la Chine et le Japon, font preuve d'un très curieux sens des proportions et des nuances.
Après plus de vingt ans d'Asie extrême, il m'est arrivé, ayant le mal du pays, d'adorer New-Delhi, me croyant à Marseille.
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Dans le parc Yuyuan à Shangaï. copyright AR Coulon
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La triste et très inquiétante réalité est que l'Asie, en particulier celle qui nous est la plus lointaine, demeure une sorte de point aveugle dans notre ambiance culturelle, notre riche débat d'idées. Cela signifie que des milliards d'homme, en fait l'immense majorité de la population mondiale (l'Afrique et l'Amérique latine étant très peu peuplées) se voient accorder une attention et une quantité d'information dérisoirement faibles dans nos journaux, nos prises de conscience, nos réflexions et préoccupations.
Des pays immenses et d'une vitalité fébrile existent à peine. Sans parler de la Chine et du Japon, que savons-nous de l'Indonésie ou des Philippines, immenses réservoirs de matières premières et d'hommes, qui constituent une sorte de chasse gardée ou d'arrière-cour des Etats-Unis et du Japon, mais restent par tradition à l'écart de la clientèle diplomatique et commerciale de la France ? Aussi bien, chaque groupe culturel tourne-t-il en rond dans sa cage, non seulement celle, déjà très étroite, d'une unique langue mais, plus grave encore, à l'intérieur d'un réseau beaucoup plus limité qu'on ne le croit généralement d'enchaînements d'idées simples, ou d'idées fixes, de petits systèmes conceptuels.
Et quand la cage s'ouvre, la liberté toute neuve devient synonyme de vertige. Certains, pris de panique, cherchent alors à refermer au plus vite la porte ou à refouler de force l'oiseau prêt à s'envoler. Or, à l'échelle du monde actuel, les portes des cages sont sans cesse plus trouées et fragiles.
C'est ainsi que le monde occidental, fier de ses sciences et de ses techniques, de ses succès de surface, de sa domination apparente, croit encore être la figure de proue de l'ère des lumières, du progrès et de la démocratie, d'un paradis sur terre que tous les peuples lui envieraient, n'ayant qu'une hâte : l'imiter, le rejoindre, le dépasser. Mais une autre hypothèse, beaucoup moins glorieuse, beaucoup plus dangereuse, mérite in instant réflexion, même si l'on souhaiterait volontiers qu'elle soit fausse : loin d'être le centre nombriliste du monde, nous n'en serions qu'une petite île assiégée et s'enfonçant progressivement dans la mer, l'Europe n'étant après tout qu'une péninsule extrêmement favorisée par la nature de l'Eurasie, et les Etats-Unis, fils aîné de l'Angleterre, un Etat sans racines antiques, comme se plaisent à le souligner malignement les Chinois, mais aussi les Mexicains dépossédés vers 1848 de leurs territoires du nord. Eux comme nous peuvent se métamorphoser soudain, dans un siècle qui commence sous le signe du 11 septembre, en une nouvelle étoile filante parmi les si nombreuses qui n'ont laissé que quelques traces dans la nuit générale des civilisations disparues.
Et, dans la mosaïque de plus en plus informe qu'est le monde, la démocratie, le progrès, le développement économique, le laïcisme, le scientisme, tout ce qui nous paraît universel et qui n'est peut-être qu'un avatar de notre théologie occidentale très particulière, toutes ces idées nées sur le tard, loin d'inaugurer une longue et brillante ère nouvelle, pourraient être en train de se dissoudre déjà sous nos yeux effarés.
A suivre...