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Bhopal : 25 ans plus tard, la tragédie industrielle continue à tuer
mise en ligne en avril 2009
Andrée-Marie Dussault, Madhya Pradesh
Vêtu d'un marcel gris pâle et d'un pantalon usé à la corde, Nasseer Uddin s'asseoit confortablement en tailleur sur un charpai (lit de corde) devant sa baraque faite de bouts de bois, de plastique et de tôle, allume un bidi et raconte son calvaire. Entouré de sa femme, d'une ribambelle d'enfants, de voisins curieux, de poussins, de chèvres et de chiens maigres, et de nuages de mouches, le travailleur journalier explique qu'il y a quatorze ans, il a acheté ce terrain pour une bouchée de pain, sans savoir qu'il était toxique.
Monument en mémoire des victimes dans la ville de Bhopal
Photo © Andrée-Marie Dussault
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Aujourd'hui, faute de moyens, il n'a d'autre option que d'y rester. Nasseer Uddin est un résident de la Nawad Colony, un bidonville musulman de la ville de Bhopal, la capitale de l'Etat indien du Madhya Pradesh. La particularité de cette agglomération d'habitations informelles est qu'elle jouxte - avec une vingtaine d'autres commuautés - le site où avait lieu il y aura 25 ans cette année, une des plus grandes tragédies industrielles de l'histoire.
Nawad Colony, bidonville à proximité des "restes" de l'ancienne usine Union Carbide Corporation
Photo © Andrée-Marie Dussault
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" Cette eau va tous nous tuer ! "
A moins de deux cent mètres derrière la demeure des Uddin trônent les anciennes unités rouillées de la filliale indienne de la multinationale états-uniennes Union Carbide Corporation. De là même où s'échappaient dans la nuit du 3 décembre 1984 quarante-deux tonnes de methyl-iso-cyanate (MIC), un pesticide hautement toxique, tuant sur le champ près de 3000 personnes d'après les chiffres officiels, entre 10 et 20 000 selon des organisations indépendantes.
" La source de tous nos problèmes est l'eau : elle est en voie de nous tuer tous ! " martèle le père de six enfants en pointant un doigt accusateur en direction du container à quelques mètres de là où s'approvisionnent des femmes en saris synthétiques multicolores. Il reproche aux autorités leur inertie et de nier le problème en prétendant que l'eau est polluée, " mais pas significativement ". " Si un officiel vient ici et boit le verre que je lui tend, je fais le serment de ne plus jamais parler " lâche-t-il.
" Les mères allaitent du poison "
Les ONG locales sonnent l'alarme depuis longtemps et en 2004, la BBC révélait qu'un échantillon d'eau prélevé près du terrain de Union Carbide indiquait un niveau de contamination cinq cents fois plus élevé que les limites maximales recommandées par l'Organisation mondiale de la santé. Le site est toujours aussi toxique puisque le gouvernement lui-même reconnaît que des centaines de tonnes de produits dangereux demeurent enterrés et stockés dans des conteneurs qui progressivement se délabrent.
De l'eau polluée par le MIC, aucune protection, les enfants y jouent et se baignent.
Photo © Andrée-Marie Dussault
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Dans un autre souffle, Nasseer Uddin lance que les avortements spontanés et les cas d'infertilité sont monnaie courante dans la Nawad Colony, que les femmes ont leurs règles deux fois par mois, qu'elles sont ménopausées avant 40 ans et que les mères allaitent du poison à leurs nouveaux-nés. Même les vaches sont malades, ajoute-t-il les sourcils froncés. Et à la mousson, c'est toute la région qui baigne dans l'eau contaminée...
Becs de lièvre et petites jambes...
Le cinquantenaire insiste pour mener une visite guidée de la colonie pour démontrer à quel point les cas de défauts à la naissance chez ses résidents y sont anormalement élevés. En effet, dans les ruelles étroites et boueuses séparant des maisons de fortunes sans installation sanitaire, ni eau courante, nombreux sont les habitants souffrant de toutes sortes de malformations physiques : becs de lièvre, doigts non formés, petites jambes...
Les victimes de la Nawad Colony ne sont pas seules dans leur cas ; tous les jours, Rana Lodhi en voit de toutes les couleurs. La jeune femme dirige une clinique fondée par Dominique Lapierre, le célèbre auteur de La Cité de la joie, qui traite les victimes du gaz et de l'eau polluée suite à l'explosion de 1984. Les gens qui vivent dans ces bidonvilles reçoivent une demi-heure d'eau par jour pour cent familles, explique-t-elle ; donc pour subvenir à leurs besoins - se laver et s'abreuver, ils puisent l'eau du sol à l'aide de pompes.
300 000 personnes affectées chaque année
" Du coup, ils se retrouvent avec des tas de problèmes cutanés, intestinaux, gastriques, gynécologiques, respiratoires, immunitaires, de l'hypertention, des maux de tête et d'estomac, de la fatigue chronique, etc. Les cancers y sont légion et environ 90% des bébés ont des problèmes de malformations, souffrent de retards mentaux et/ou connaissent une croissance lente. " Chaque année, autour du site de Union Carbide, trois cent milles personnes sont contaminées par l'eau, affirme-t-elle.
Maladies entrainant des déformations, conditions de vie insalubres, la Nawad Colony est installée derrière les anciennes installations de Union Carbide.
Photos © Andrée-Marie Dussault
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Entre les murs de la clinique tapissés de dessins d'enfants dépeignant le désastre qui les poursuit un quart de siècle plus tard, les regards hagards patientent en attendant de voir un médecin. Le monde a peut-être oublié cette nuit terrible du 3 décembre, mais ici, on s'en souvient comme si c'était hier. Toutes les deux semaines, Seema vient au dispensaire pour soigner ses problèmes de vue survenus suite à l'échappement du MIC. Au moment de l'explosion, elle avait 15 ans et vivait à trois kilomètres de l'usine de Union Carbide.
Générations futures compromises
Elle se rappelle s'être réveillée en pleine nuit le 3 décembre, à cause d'une puissante odeur de piment fort lui brûlant le nez et les yeux, rendant sa respiration difficile. " Dehors, c'était le chaos, se souvient-elle les yeux humides ; les gens toussaient, vomissaient et couraient dans tous les sens, enjambant les corps d'humains et d'animaux morts. " Sa mère et son père sont décédés dans les jours qui ont suivi. Depuis, son mari, un vendeur ambulant de légumes, a perdu la force requise pour pousser son chariot.
Aujourd'hui, elle vivote dans des conditions misérables. Les récits comme celui de Seema sont courants à Bhopal. Les habitants de la capitale du Madhya Pradesh ne sont pas au bout de leur peine : si la négligence des autorités se maintient, avertissent les environnementalistes, le site contaminé, situé au coeur de la ville, empoisonnera progressivement toute la région pour les décennies à venir.
Oui, monsieur le ministre
Bienvenue à New Bhopal dans un des quartiers les plus chics de la ville. Un homme vêtu d'un kurta pyjama blanc immaculé, l'habit conventionnel des politiciens indiens, patiente dans un jardin manucuré grand comme un terrain de football : il s'agit de Babulal Gaur. Dans le bureau de sa résidence, devant un chai bien sucré et des variétés de confiseries locales, le ministre de l'Administration urbaine, responsable de l'aide aux victimes de la tragédie chimique de 1984, se veut rassurant.
Ce fronton rappelle la tragédie et le ressentiment des populations victimes de la pollution chimique.
Photo © Andrée-Marie Dussault
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Assis entre les photos du Mahatma Gandhi et du fondateur du Bharatiya Janata (BJP), le parti hindouiste nationaliste auquel il appartient, il dit avoir récemment analysé de ses mains propres des échantillons d'eau autour du site de Union Carbide : " La qualité de l'eau est acceptable " assure-t-il. A tel point que le gouvernement n'a pas jugé nécessaire de poursuivre les analyses sur le site et les environs ; seules des ONG, notamment Green Peace, poursuivent la récolte de données.
Babulal Gaur a réponse à tout. Interrogé sur les tonnes de déchets toxiques enfouis sous le site de Union Carbide, il promet que sous peu, ils seront transférés par camions sécurisés vers l'Etat du Gujarat où ils seront brûlés. Il y veillera personnellement. Quant aux maladies dont souffrent les habitants qui vivent près du terrain de Union Carbide, le ministre les relativise en faisant valoir que celles-ci sont présentes partout ; dans la zone où a eu lieu l'explosion, comme ailleurs.
Le problème selon lui, c'est que les gens qui squattent les bords du terrain de Union Carbide sont indélogeables ; ils refusent obstinément de quitter les lieux. L'autre casse-tête, c'est le gouvernement central qui refuse de prendre ses responsabilités en nettoyant le site infecté. Quant à la corruption dont les ONG accusent le gouvernement dans la gestion de l'argent alloué aux victimes, elle ne serait pas significative : " A peine 10% des fonds sont ainsi perdus. "
Les survivants se battent toujours
Les gardes en uniforme kaki interrompent leur partie de cartes à l'ombre pour vérifier si les visiteurs ont les papiers requis, dûment signés, les autorisant à pénétrer le site des installations de Union Carbide. Pourtant, malgré les clotûres barricadant le terrain de quelques hectares, on semble pouvoir y entrer comme dans un moulin : au loin, on aperçoit ça et là, des femmes qui cueillent du bois pour cuisiner et des enfants qui font brouter leur vache.
Le site de Union Carbide semble avoir été laissé tel qu'au lendemain de l'échappement des quarante-deux tonnes de methyl-iso-cyanate. L'unité où était produit le MIC tient toujours debout, rouillée et abandonnée, morbide et troublante dans le silence ambiant. Dans un ancien laboratoire, couvertes d'épaisses couches de toiles d'araignées, des bouteilles de produits chimiques traînent par terre, vingt-cinq ans plus tard !
Dans un ancien laboratoire, couvertes d'épaisses couches de toiles d'araignées, des bouteilles de produits chimiques traînent par terre, vingt-cinq ans plus tard !
Photo © Andrée-Marie Dussault
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Le gouvernement planifie détruire les anciennes unités de la filiale indienne de la multinationale états-uniennes, effaçant ainsi les preuves visibles d'un des cas de négligence humaine les plus importants de l'histoire. Mais des organisations de survivants ont fait une requête au début de ce mois auprès de l'UNESCO pour que ces installations soient décontaminées, réparées et préservées comme patrimoine mondial, au même titre que les camps de concentration d'Auschwitz ou de Buchenwald.
Parallèlement, les associations de victimes réclament du gouvernement fédéral qu'il tienne sa promesse de créer une commission chargée de voir à la réhabilitation à long terme des personnes affectées et de poursuivre Dow Chemicals qui a racheté Union Carbide en 2001. " Dow a essayé de soudoyer le ministère de l'Agriculture pour éviter de payer des dédomagements, promettant des investissments substantiels " rapporte Satinath Sarangi du Bhopal Group for Information and Action. Vingt-cinq ans plus tard, le dossier du désastre chimique de Bhopal est loin d'être clôt.
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