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Des îles bientôt rayées de la carte
mise en ligne en décembre 2007
Andrée-Marie Dussault, au West Bengale
Référence de la première édition de cet article
Les Sundarbans indiens, soit une cinquantaine d'îles, font partie du patrimoine mondiale de l'humanité. Mais les changements climatiques forcent les habitants à l'exil... dans l'indifférence des autorités.
A Sagar, les habitants accueillent de moins en moins bien les réfugiés des autres îles. Photo © Ana Gabriela Rojas
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" Pour certains, les prédictions les plus apocalyptiques des climatologues ne sont plus une musique d'avenir. " affirme Calpana d'un ton grave, assise à l'avant de la spacieuse " Ambassador " blanche qui nous conduit à toute vitesse vers la pointe sud de l'Etat du Bengale occidental, à quelques deux heures de Calcutta. Là même où se jettent le Gange et le Brahmaputra, deux fleuves sacrés majeurs indiens, dans la Baie de Bengale. Calpana est journaliste indépendante et elle nous servira d'interprète pour la journée. La jeune quarantaine, vêtue d'un salwar kameez orange pétant impeccablement repassé, elle nous briefe sur ce qui nous attend à l'autre bout.
Elle nous explique en deux mots comment les Sundarbans indiens, cette cinquantaine d'îles de forêt de mangroves, répertoriés depuis 1987 par l'UNESCO comme patrimoine mondial de l'humanité, et leurs habitants, sont mal en point. Effectivement, ces derniers semblent cumuler tous les malheurs : comptant parmi les plus pauvres de la planète, ils vivent dans une des régions les plus densément peuplées, sensée être la plus vulnérable aux changements climatiques, lesquels entraînent un cortège d'effets funestes tels les cyclones, l'élévation du niveau de la mer, les inondations, la salinisation et l'érosion des terres, et la déforestation. Bonjour l'ambiance.
Première vague de réfugiés
Arrivées à la fin de la route, une barque nous attend et en vingt minutes, nous mène à la plus grosse île des Sundarbans : Sagar. Nous sommes à peine à quelques dizaines de kilomètres de Calcutta, une mégalopole où l'on trouve aussi bien des cafés Internet que des restaurants Macdonald que la dernière génération de Nike, et pourtant, ces habitants semblent totalement isolés du monde, s'éclairant toujours à la chandelle. À Sagar, nous roulons dans un taxi qui menace de rendre l'âme à chaque bosse du chemin terreux jusqu'aux maisons des " réfugiés climatiques ". Ceux-ci viennent de Lohachara, la première île habitée à disparaître sous les flots, l'an dernier. D'autres insulaires ont préféré élargir les rangs d'un bidonville de Calcutta ou de Delhi.
Le paysage est bucolique: la végétation est dominée par les palmiers, les maisons sont faites de bambous et de boue, les saris synthétiques aux couleurs chatoyantes sèchent au soleil et quelques vaches maigres affichent un air serein... Mais les habitants n'ont pas un discours aussi romantique. A notre arrivée, spontanément, ils sont une dizaine d'adultes et une ribambelle de gamins à demi nus à venir vers nous et à nous raconter d'emblée leur mésaventure.
Le ton se durcit
Sushil Mali qui a l'air de 70 ans, mais qui prétend en avoir 50, fait taire les autres et prend la parole: " Il y a quelques années, à cause d'une inondation, j'ai perdu ma maison et ma terre, en une nuit ; de leur vivant, mon père et mon grand-père n'ont jamais vu des inondations et des cyclones tels que nous les connaissons aujourd'hui " assure-t-il. Il est donc venu s'installer sur l'île voisine. À l'époque, même si les habitants de Sagar n'ont pas sauté de joie en les voyant débarquer, les nouveaux venus ont pu avoir accès à des terres.
Désormais, ils sont trop nombreux à prendre refuge sur Sagar qui, soulignons-le, a déjà perdu 15 000 hectares de son territoire à la mer, et ceux qui doivent se partager des terrains d'un dixième de la taille de leurs anciennes terres doivent se compter chanceux car les nouveaux arrivants, à moins d'être bien connectés politiquement, n'ont droit à rien du tout. " Autrefois, je cultivais ma terre, aujourd'hui je suis réduit à être employé par un riche propriétaire pour 75 roupies (environ deux fr.ch, ndlr.) quotidiennes. " se plaint Sushil Mali.
Rudes conditions
Subala Dolie est une petite veuve ratatinée. En berçant un bébé minuscule dans ses bras décharnés, elle insiste sur le fait qu'à Lohachara, elle a dû déménager au moins vingt fois, à cause des glissements de terrains, des cyclones et des inondations. A Sagar, la vie n'est pas facile pour autant assure-t-elle : l'électricité fait cruellement défaut ; les femmes doivent marcher deux kilomètres dans la boue pour trouver de l'eau potable ; les habitants doivent se laver à l'eau de mer ; la terre n'est pratiquement pas cultivable à cause du niveau de salinisation... " Nous mangeons un repas par jour et parfois, nous devons jeûner pour permettre aux enfants de se nourrir " confie-t-elle, les larmes aux yeux.
Après une brève visite de leur maison, enfumée par le feu de bouse de vache sur lequel bout le chai, et comptant pour seul meuble un sommier en bambou sans matelas, nous roulons sur la seule route pavée de l'île. Celle-ci mène, bien sûr, au temple. Le détour au Kapilmuni vaut la peine d'après Calpana puisqu'il s'agit du lieu de pèlerinage le plus important de cette région de l'Inde et il est témoin privilégié du scénario apocalyptique en cours. En effet, celui-ci n'a apparemment pas été épargné par les dieux, car pour la deuxième fois, il vient d'être reconstruit ; les deux temples précédents ont été engloutis sous l'eau...
Ghoramara est une île censée disparaître totalement d'ici à 5 ans. Photo © Ana Gabriela Rojas
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En dépit de la demande d'évacuation faite par le gouvernement, la majorité des habitants de Ghoramara refuse de quitter leur île. Photo © Ana Gabriela Rojas
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Des îles abandonnées
Ghoramara est une île censée disparaître totalement d'ici cinq ans selon les prédictions des scientifiques. Sur place, cependant, les habitants n'en croient pas un mot et malgré la demande d'évacuation faite par le gouvernement, la majorité refuse de quitter et s'emploie à la construction de murs de boues tout autour de l'île dans l'espoir de la sauver.
Sandales en simili cuir, pantalon, chemisier et cigarette au bec, Ajoy Patra se distingue des autres habitants mâles de la place, pour la plupart vêtus d'un dhoti et allant pieds nus ou en flip-flops. C'est qu'il est le chef de l'île. Ajoy Patra regrette amèrement le manque de ressources financières à disposition pour faire face à la catastrophe annoncée ainsi que l'inertie du gouvernement de l'État : " Demandez à n'importe quel politique dans leur environnement climatisé de la capitale ce qui se passe ici, il vous demandera " quelle île? " " s'enflamme-t- il. Ces derniers dix ans, affirme-t-il, pas un politicien n'a mis les pieds sur son bout de terre.
De retour à Calcutta, dans le bureau frais du ministre des Sundarbans, celui-ci nous informe des mesures prises par son ministère pour améliorer le sort de la région menacée. En plus de créer des réservoirs pour récolter l'eau de pluie pour l'agriculture et pour boire, de construire des abris dans les écoles et de prévoir
des bateaux de sauvetage en cas d'urgence, le gouvernement s'emploie à éduquer la population à la "gestion de désastre ". Canti Ganguli jure faire son maximum, mais il estime qu'il sera impossible de sauver toutes les îles des Sundarbans. Il maudit le gouvernement national de ne pas suffisamment desserrer les cordons de la bourse et de ne pas s'intéresser davantage au problème.
Mais pour Canti Ganguli, il y a pire encore que l'État central : la communauté internationale. " Il s'agit de changements climatiques globaux, essentiellement induits par l'Occident, martèle-t-il ; l'UNESCO déclare les Sundarbans patrimoine mondial de l'humanité ; c'est bien beau, mais ça ne suffit pas. Qu'ils fassent
entrer l'argent, bon sang ! " A bon entendeur...
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Directeur de l'École d'études océanographiques de l'Université Jadavpur à Calcutta et spécialiste des Sundarbans, le Dr. Sugata Hazra sonne l'alarme.
Que se passe-t-il dans les îles des Sundarbans indiens ?
Un des impacts majeurs observés est l'élévation du niveau de la mer qui chaque année augmente de 3.8 mm et qui évidemment, menace l'écosystème des îles. Ces dernières trente années, 100km2 ont été perdus ; l'an dernier deux îles ont
disparu de la carte et une douzaine sont en voie de disparition imminente. À part cela, les " patterns " de la mousson changent ; on assiste à la salinisation des terres et à la déforestation ; les nombreuses espèces de flore et de faune sont menacées. Des facteurs naturels sont en cause, certes, mais les changements climatiques induits par les humains tiennent définitivement une importante part de responsabilité.
Êtes-vous inquiet pour les habitants de la région ?
Très. Plus de 40% de la population des Sundarbans vivent sous le seuil de la pauvreté. Certains pensent que les pauvres sont plus résilients, qu'ils sauront faire face aux dangers et rebondir. A mon avis, c'est faux : ces gens sont les plus vulnérables et souffrent déjà. Leur économie, traditionnellement basée sur la pêche et l'agriculture est ravagée par les conditions climatiques et leur sécurité alimentaire pourrait être compromise.
Comment envisagez-vous le futur ?
Dans mon Institut, nous prévoyons une augmentation moyenne de l'élévation du niveau de la mer de 20 cm pour 2050. Avec les effets des inondations, des cyclones et de l'érosion, dans la région des Sundarbans seulement, 70 000 personnes courent le risque de se retrouver sans abri d'ici 2020-30.
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Feue Lohachara Photo © Ana Gabriela Rojas
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Repères
- Les Sundarbans constituent le plus important réseau de deltas au monde et la plus grande forêt de mangroves ;
- Ils se trouvent là où se déversent les fleuves sacrés du Gange, le Brahmaputra et le Meghna dans la Baie de Bengale ;
- Le site s'étend sur plus de 10 000 km2 de forêt, dont 4200 km2 sont situés du côté du Bengale occidentale indien et 6000 km2 appartiennent au Bangladesh ;
- Les deux parties ont séparément été classées par l'UNESCO comme patrimoine mondial de l'humanité ;
- Les îles comptent plus de 4 millions d'habitants, quelques 260 espèces d'oiseaux, ainsi qu'une faune et une flore riches et diversifiées dont fait partie le mythique tigre de Bengale.
Source : Ministère indien des Sundarbans
Référence de la première édition de cet article
Cet article a été publié dans l'édition du quotidien suisse La Liberté le 1er octobre 2007.
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