Paris, 4 juin - La solution à la crise mondiale de leau
se cache peut-être sous terre. Plus de la moitié
de la population mondiale dépend déjà de
réserves souterraines, pompées dans les cavités
poreuses des formations rocheuses, appelées nappes phréatiques
ou aquifères. Ces aquifères sétendent
parfois sur des milliers de kilomètres, ils emprisonnent
une quantité deau suffisante pour satisfaire les
besoins de toute lhumanité pendant des décennies.
Si lon imagine une piscine dune superficie équivalente
à lAllemagne, profonde de plusieurs centaines de
mètres et remplie dune des eaux les plus pures du
monde, on aura par exemple une idée des dimensions du système
aquifère nubien qui sétend sous le Sahara,
entre la Libye, lEgypte, le Tchad et le Soudan.
Pour
mieux évaluer ce mystérieux capital mondial, les
géo-hydrologues de plus de 20 pays ont mis sur pied la
première étude continentale des aquifères
transfrontaliers en Afrique. Ils se sont rencontrés à
Tripoli (Libye) du 2 au 4 juin, dans le cadre dun projet
de lUNESCO, dénommé Internationally Shared
Aquifer Resources (ISARM), auquel participent plusieurs organismes
internationaux, en particulier lAssociation internationale
des hydrologues, lOrganisation des Nations Unies pour lalimentation
et lagriculture (FAO) ainsi que la Commission économique
pour lEurope des Nations Unies (UNECE).
Comme
les fleuves, les aquifères ne sarrêtent pas
aux frontières et sont souvent partagés par deux
ou plusieurs pays. Mais, contrairement aux fleuves, on connaît
encore très mal les aquifères partagés. Des
investissements importants et une grande expertise scientifique
sont nécessaires rien que pour déterminer leurs
limites, avant toute estimation précise de leurs capacités
et de la qualité de leurs eaux.
Les
facteurs politiques viennent parfois compliquer le travail scientifique.
Les gouvernements nadmettent quavec réticence
que les aquifères dont dépendent leurs populations
pour la consommation en eau potable et pour lirrigation
puissent être partagés par dautres pays. Les
instruments de droit international concernant les fleuves partagés
se sont étoffés, mais ces règles et conventions
ne sappliquent pas aux aquifères. Ce vide juridique
favorise lincompréhension et les tensions. De nombreux
experts redoutent une véritable « course au pompage
», qui verraient certains pays se précipiter pour
utiliser le plus deau possible, de crainte quun voisin
plus puissant ne sarroge des droits sur un aquifère
transfrontalier grâce à ses atouts financiers et
techniques. De ce fait, les aquifères transfrontaliers
pourraient constituer des sources de conflits, en particulier
dans les régions arides, où la concurrence pour
les ressources en eau devrait sintensifier dans le futur,
en conséquence de la croissance démographique et
des effets du changement climatique qui devrait accentuer les
pénuries.
Afin
de désamorcer ces conflits potentiels, lISARM souhaite
recenser les aquifères transfrontaliers et - pour la première
fois - les cartographier à léchelle planétaire,
au cours des six prochaines années. Linventaire sera
établi à partir détudes régionales,
telles que celle déjà
réalisée en Afrique. Jusque là, labsence
de documentation sur le sujet était quasi-totale pour lAfrique.
Plus généralement, les travaux sur les eaux souterraines
font cruellement défaut, alors que de nombreux pays, tels
que la Mauritanie, dépendent de cette ressource pour couvrir
80% de leurs besoins. Même dans des régions et des
pays plus humides, comme le Nigeria, la population dépend
de plus en plus des eaux souterraines, en raison de la grave pollution
des rivières et des eaux de surface. Bien que les aquifères
offrent des ressources très sûres et très
fiables, en particulier dans les régions soumise à
la sécheresse, ils sont néanmoins fragiles. Il est
extrêmement difficile, voire impossible, de purifier un
aquifère pollué par des infiltrations deaux
usées ou de produits chimiques, dues, en général,
à lhabitat, aux usines ou aux activités agricoles.
La
nouvelle étude africaine a localisé un total de
20 aquifères transfrontaliers, dont 5 navaient jamais
été identifiés auparavant. Les géo-hydrologues
du Bénin, par exemple, ont appris que laquifère
qui fournit leau de Cotonou, la capitale du pays, sétend
au-delà de la frontière avec le Togo voisin. Les
deux pays ont exprimé la volonté de développer
un cadre commun pour la gestion de cette ressource dont limportance
devrait saccroître dans lavenir, une baisse
de la pluviométrie accompagnant le changement climatique.
Selon le Béninois Felix V. Azonsi, Directeur du Département
des ressources en eau, le rythme de cette baisse est déjà
de 2 % par an. En Côte dIvoire, les hydrologues ont
entrepris une étude de laquifère qui fournit
80 % des besoins en eau de la population. Les experts ghanéens
ont appris que la nappe sétend sous leur territoire.
Des plans sont en cours en vue dune étude commune
et dune gestion partagée de cette ressource.
Cette
étude marque une étape importante dans la réalisation
dun recensement planétaire et dune base de
données qui permettront dévaluer la quantité
et la qualité de lensemble des aquifères transfrontaliers.
Le projet vise aussi à mettre en lumière des techniques
innovantes pour la gestion de ces ressources, dun point
de vue technique, socio-économique ou juridique. Dores
et déjà, des études régionales ont
été menées à bien pour lAmérique
du Sud, lEurope de lOuest (à travers lUNECE)
et la région euro-méditerranéenne.
Létude
concernant la Méditerranée est la plus sensible
dun point de vue politique. Un atelier de lISARM,
qui sest tenu à Beyrouth (Liban), en février
2002 a permis sa compilation. Plus de 20 géo-hydrologues,
en provenance dIsraël, de lAutorité palestinienne,
de Syrie, dEgypte, de Jordanie, du Liban, dAlgérie,
de Tunisie, du Maroc, de Turquie, de Chypre et de plusieurs pays
européens étaient présents.
Ainsi,
laquifère de la Montagne, qui sétend
entre Israël et la Cisjordanie, est au cur dun
conflit pour leau entre les deux gouvernements. Pour résumer,
Israël consomme environ 85% de la ressource, alors que lessentiel
des pluies et des eaux de surface qui lalimentent proviennent
du territoire palestinien, depuis lequel les conditions géologiques
rendent le captage extrêmement difficile et onéreux.
De fait, lessentiel des eaux de bonne qualité sécoule
naturellement vers Israël où leur accès est
plus aisé. Les négociations serrées qui se
sont déroulées sur cette question ont été
officiellement suspendues après le début de la seconde
Intifada. Néanmoins, les géo-hydrologues des deux
parties se sont rencontrés par le canal de lISARM
et ont échangé des informations concernant laquifère.
Les
échanges de ce type représentent une première
étape de linitiative de lISARM. Au-delà
de la compilation et de léchange des données,
destinées aux études régionales et aux inventaires,
il est prévu que les représentants gouvernementaux
élaborent des plans et, si possible, mettent sur pied des
commissions auxquelles seront confiées la gestion commune
de la ressource et la protection de lenvironnement. La protection
future des aquifères devrait aussi faire lobjet daccords
négociés.
Les
représentants gouvernementaux concernés ont ainsi
reconnu la nécessité dun texte international
pour le système aquifère nubien, qui sétend
sur les territoires de plusieurs pays : Libye, Egypte, Tchad et
Soudan. Ce système se compose de quatre aquifères,
dune contenance totale estimée à 120 000 kilomètres
cubes deau «fossile», vieille de plusieurs milliers,
voire de plusieurs millions dannées. Il sagit
du lointain héritage dune ère révolue
: voici environ 10 000 ans, une belle savane couvrait les étendues
sahariennes. Si les pluies qui alimentaient la région ont
disparu il y a quelque 3000 ans, il en reste aujourdhui
ces réserves gigantesques mais néanmoins limitées,
que le gouvernement libyen a entrepris d« extraire
» depuis 1991, initiant pour cela le plus grand projet dingénierie
civile au monde. La Grande Rivière artificielle fournit
500 000 mètres cubes deau par jour aux villes côtières
du pays (qui abritent la majeure partie de la population), grâce
à un réseau de canalisations de béton dun
diamètre de quatre mètres, soit la taille dun
tunnel ferroviaire. Cette «rivière» court sous
le désert sur une longueur totale de 3 500 kilomètres.
Lextraction
de leau fossile suscite des controverses de grande ampleur.
Plusieurs groupes de défense de lenvironnement ont
ainsi condamné la Grande Rivière artificielle libyenne.
Pour les défenseurs du projet, la Libye qui a, comme dautres
pays, épuisé ses ressources en eau renouvelable,
a raison de ne pas se cantonner à la seule désalinisation,
technologie dailleurs très coûteuse. LISARM
semploie aujourdhui à définir des lignes
internationales de conduite pour la gestion de cette ressource
extrêmement rare. La difficulté consiste à
établir un équilibre entre, dune part, les
préoccupations éthiques, environnementales et scientifiques,
et dautre part la satisfaction des besoins de la population
actuelle mais aussi ceux des générations futures.
De nombreux experts jugent, par exemple, quil est légitime
dutiliser leau fossile comme eau potable ou pour les
besoins des municipalités mais ils estiment, pour des raisons
éthiques et économiques, quune ressource aussi
précieuse est inadaptée à lirrigation,
en particulier dans les zones arides, où la moitié
de leau peut se perdre par évaporation.